L'inscription de la corrida au patrimoine culturel français a fait pschitt
La Cour Administrative d'Appel de Paris, dans sa décision du 1er juin 2015, a considéré que l'inscription de la corrida à l'inventaire du patrimoine culturel immatériel de la France était abrogée.
Rappel des faits
Le 22 avril 2011, à l'occasion de la féria d'Arles, le petit monde de la corrida annonçait triomphalement que le Ministère de la Culture et de la Communication (MCC) avait inscrit la corrida au patrimoine culturel immatériel (PCI) français.
Les opposants à la corrida avaient réagi avec vigueur, y compris bien entendu le COVAC. Cette inscription avait été menée en douce grâce à des complicités dans le ministère. Le ministre lui-même, Frédéric Mitterrand, une fois son mandat terminé, confirma qu'il s'était agi d'un forcing souterrain mené à l'insu de son plein gré.
Et le ministère avait invariablement répondu qu'il ne s'agissait que d'une recension sans conséquence sur la liste d'inventaire national.
Mais depuis, les accrocs de la charcuterie en bas roses ne manquaient pas une occasion de se prévaloir de cette prétendue caution.
Sur le site du MCC, on trouve une page, en date de janvier 2014, consacrée à « La législation sur le patrimoine culturel immatériel en France ». La deuxième section du chapitre intitulé Informations complémentaires est dédiée aux « contentieux liés à l’inclusion de la corrida ». Elle reprend les différentes actions entreprises par les associations depuis l'inscription en 2011, jusqu'à la requête en appel (mai 2013) du CRAC-Europe et de Droits des Animaux.
Le Tribunal Administratif (TA) de Paris avait en effet, par sa décision du 3 avril 2013 rejeté les demandes de ces deux associations, lesquelles avaient fait appel.
Le fond et la forme
On peut concevoir deux façons de remettre en cause cette inscription.
- Sur le fond : la corrida peut-elle être qualifiée de patrimoine culturel au sens de la Convention de 2003 de l'UNESCO ?
Le premier argument qui vient à l'esprit est cet extrait de l'article 2.1 de la Convention de 2003 : « Aux fins de la présente Convention, seul sera pris en considération le patrimoine culturel immatériel conforme […] à l’exigence du respect mutuel entre communautés, groupes et individus », extrait qui fait écho au dernier considérant de son préambule insistant sur « le rôle inestimable du patrimoine culturel immatériel comme facteur de rapprochement, d’échange et de compréhension entre les êtres humains ».
La corrida est une « pratique culturelle » réprimée par le code pénal sur les 9/10èmes du territoire français, condamnée par les deux tiers des Français, et faisant l'objet de polémiques intenses dans les huit pays de la planète où elle est pratiquée.
L'Alliance Anticorrida avait intelligemment pointé cette incohérence en demandant en mars 2013, dossier à l'appui, l'inscription de la lutte contre la corrida à l'inventaire du PCI (évidemment sans suite).
Cependant, le TA de Paris estima curieusement dans sa décision d'avril 2013 que cette condition de la Convention n'était pas contredite.
- Sur la forme : le moins qu'on puisse dire est que les procédures et les modalités d'inscription de la corrida à l'inventaire du PCI sont brumeuses.
Le TA de Paris qualifiait dans son jugement d'avril 2013 l'inscription à l'inventaire du patrimoine par le MCC de « décision d'espèce » (décision administrative n'ayant pas de portée règlementaire, ni individuelle), et de « décision tacite du ministre de la culture et de la communication » (tacite, c'est le moins qu'on puisse dire, puisque François Fillon avait demandé à Frédéric Mitterrand de la fermer).
Et jusqu'en 2011, la procédure d'inscription d'une pratique sur la liste d'inventaire se faisait dans le flou le plus complet, le cheminement des demandes, leur instruction et les décisions restant dans l'opacité totale. Le MCC reconnaît sur son site que « De 2006 jusqu’à 2012 une instance consultative informelle, le Comité technique du PCI, a servi de forum pour l’échange d’informations relatives à la Convention pour la sauvegarde du PCI. » Et dans sa réponse aux différentes questions écrites parlementaires, on peut lire que ce sont les contentieux autour de l'inscription de la corrida qui le conduisirent à créer un « Comité du patrimoine ethnologique et immatériel » par l'arrêté du 5 mars 2012, dont le rôle et le fonctionnement allaient être précisés un an plus tard.
Enfin, la seule et unique concrétisation de cette « décision d'espèce » était la publication d'une fiche d'inventaire sur le site du ministère, à l'exception de toute autre documentation accessible (comme en attestent par exemple les échanges rapportés par l'Alliance Anticorrida). Or, comme nous le signalions dans notre premier article consacré au sujet, au vu des polémiques engendrées, cette fiche fut retirée moins d'une semaine après l'annonce de l'inscription par l'Observatoire National des Cultures Taurines, et jamais remise en ligne.
L'arrêt de la Cour Administrative d'Appel de Paris
La CAA de Paris n'a pas statué sur le fond : elle a simplement constaté que dans les faits, la corrida n'était plus inscrite à l'inventaire du PCI national.
Le jugement du 1er juin de la 6ème Chambre stipule en effet que la fiche technique d'inventaire du patrimoine immatériel dédiée à la corrida « ne figure plus, aujourd'hui, sur le site internet du ministère [de la Culture et de la Communication] et que la corrida ne figure plus dans la liste des pratiques sportives qui y sont inventoriées ; que, dans ces conditions, la décision d'inscription de la corrida à l'inventaire du patrimoine culturel immatériel de la France doit être regardée comme ayant été abrogée, antérieurement au prononcé du présent arrêté, sans avoir emporté auparavant la moindre conséquence juridique ; »
Par conséquent, les requêtes d'annulations du CRAC Europe et de Droits des Animaux « sont devenues sans objet ».
Cette décision est reprise dans un communiqué de ces deux associations, ainsi que dans un article très clair de Roger Lahana, vice-président du CRAC-Europe.
La réaction des tauromaniaques
L'Observatoire National des Cultures Taurines (ONCT), l'association qui avait manigancé l'inscription de la corrida à l'inventaire, s'empresse naturellement d'annoncer qu'elle va saisir le Conseil d'État, la juridiction administrative suprême.
Ce communiqué illustre la fiabilité habituelle de l'ONCT :
- Il confond allègrement la « validité » ou la « légalité » sur le fond et sur la forme.
- On y lit « conformément aux termes de la Convention de 2003 ratifiée par la France, seule son extinction dans les faits peut entraîner la disparition du PCI d’une culture inventoriée. » Ce mantra, récité par André Viard, président de l'ONCT, par Guillaume François, avocat de l'Union des Villes Taurines de France, ou encore par Corentin Carpentier, président des Jeunes Aficionados Nîmois (et des Jeunes UDI du Gard), n'a aucun fondement.
. Premièrement, il n'existe aucun cadre procédural contraignant concernant la gestion par les pays de leurs listes d'inventaires. L'article 12.1. de la Convention de 2003 énonce simplement « Pour assurer l’identification en vue de la sauvegarde, chaque Etat partie dresse, de façon adaptée à sa situation, un ou plusieurs inventaires du patrimoine culturel immatériel présent sur son territoire. Ces inventaires font l’objet d’une mise à jour régulière. », point barre.
. Deuxièmement, même les pratiques inscrites sur la liste officielle de l'UNESCO peuvent être retirées : le paragraphe 40 des directives opérationnelles pour la mise en œuvre de la Convention de 2003 stipule « Un élément est retiré de la Liste représentative du patrimoine culturel immatériel de l’humanité par le Comité lorsqu’il estime qu’il ne remplit plus un ou plusieurs des critères d’inscription sur cette liste. »
- Selon ce communiqué, la corrida est « loin d'être une culture en voie de disparition ». Outre que cet argument est contre-productif dans le cadre d'un classement au patrimoine culturel immatériel (André Viard, ancien toréador, est un abonné aux coups d'épée dans le pied), il est évidemment faux, et les tauromaniaques sont les premiers à s'émouvoir du déclin de la tauromachie. Les statistiques du site Mundotoro montrent que le nombre de spectacles taurins recensés en France est passé entre 2004 et 2014 de 160 à 119, soit un déclin de 25 %.
- La décision de la CAA de Paris est mise en cause au motif qu'elle va à l'encontre des déclarations du Ministère de la Culture, présenté comme la « seule autorité administrative ayant autorité en la matière » (argument qu'on retrouve sur le blog d'André Viard). L'ONCT semble un peu perdu quant aux missions de la justice administrative, selon lesquelles « le juge administratif peut annuler ou réformer les décisions, qu'elles soient individuelles ou de portée générale, prises par les autorités exerçant le pouvoir exécutif, leurs agents […] dans l'exercice de pouvoirs relevant de la puissance publique. »
André Viard, dans son éditaurial du 8 juin, fait sienne la célèbre phrase d'un célèbre aficionado, Jean Cocteau : « Puisque ces mystères nous dépassent, feignons d'en être l'organisateur. » Dans sa conclusion, le caudillo de l'ONCT entend que le Conseil d'État lui fasse « obtenir le blindage institutionnel de la corrida sur tous les fronts. »
Nous verrons.