Décision historique en Colombie : le Parlement a voté l'interdiction de la corrida
La proposition de loi, initiée par la sénatrice Esmeralda Fernandez en avril 2023 avec les signatures de 42 parlementaires de différents partis ainsi que du ministre de la Culture, a franchi mardi 28 mai 2024 l'étape décisive, en étant adoptée en séance plénière de la Chambre des Représentants (l'Assemblée nationale) par 93 voix contre 2.
Que prévoit cette loi ?
. Elle interdit en Colombie d'ici 3 ans (2027) les différents types de corridas : corridas proprement dites, novilladas et becceradas (sur des jeunes bovins), corridas de rejon (à cheval).
. Elle prévoit une période de transition de 3 ans en vue de la reconversion professionnelle et économique des personnes dépendant des activités tauromachiques.
. Elle prévoit la reconversion des arènes utilisées pour les spectacles tauromachiques en espaces d'activités culturelles, récréatives, sportives et artistiques, avec l'aide du gouvernement national en coordination avec les entités territoriales.
Son adoption a été semée d'embûches
Ce n'était pas la première proposition de loi visant à interdire la corrida. Un communiqué de presse de la Chambre des Représentants fait état de 14 initiatives législatives antérieures (incluant sans doute des propositions d'amendements). On peut citer ainsi ces dernières années :
- en 2017 un projet de loi du ministre de l'Intérieur Juan Fernando Cristo ;
- en 2018 une proposition de loi de Juan Carlos Losada, député du Parti Libéral Colombien depuis 2014 ;
- en 2020 une nouvelle proposition de loi de Juan Carlos Losada ;
- puis en 2022, après les élections parlementaires puis présidentielles qui ont vu arriver Gustavo Petro et la coalition Pacte Historique à la présidence, 3 nouvelles propositions de loi se sont trouvées en "concurrence" :
. une nouvelle proposition du député Juan Carlos Losada ;
. une proposition d'Andréa Padilla, sénatrice nouvellement élue appartenant au parti Alliance Verte ;
. une proposition d'Esmeralda Hernandez, sénatrice nouvellement élue appartenant à la coalition Pacte Historique.
Les initiatives ci-dessus précédant celle d'Esmeralda Hernandez ne sont pas parvenues à terme. Soit elles ont été rejetées en commission ou en séance plénière, à la Chambre ou au Sénat (en Colombie, les propositions de loi font l'objet d'un vote décisionnel dans les commissions), soit elles sont devenues caduques car le temps imparti pour la procédure était écoulé (le traitement d'une proposition de loi ordinaire doit se faire au cours de deux périodes législatives consécutives, soit entre le 20 juillet d'une année "A" et le 20 juin de l'année "A+2").
Et le parcours de la proposition de loi portée par Esmeralda Hernandez a été particulièrement compliqué une fois arrivée à la Chambre des Représentants, car les députés pro-corrida ont usé de toutes les tactiques et de tous les stratagèmes pour qu'elle ne parvienne pas à son terme : demandes de report, de retrait, de classement, de changement d'ordre du jour, de récusation de membres du Congrès, recours en protection constitutionnelle… Ainsi que des manoeuvres autour du "quorum", c'est-à-dire le nombre de députés requis pour qu'un vote soit valide, à savoir la moitié plus un soit 94 (pour 187 députés).
D'ailleurs les députés opposés à l'interdiction de la corrida et/ou opposés au gouvernement ont régulièrement joué sur le quorum en quittant la séance avant chaque vote, mais ce 28 mai ils n'ont pas réussi : il y a eu 95 députés présents pour le vote. Les députés pro-corrida se sont même à cette occasion planté une banderille dans le pied, car tous les médias de Colombie et de l'étranger ont repris les chiffres de 93 votes favorables à l'interdiction contre seulement 2 votes contre !
L'interdiction est-elle certaine ?
En fait, le parcours législatif n'est pas totalement terminé.
● Comme il y a quelques différences entre le texte adopté au Sénat puis le texte adopté par la Chambre des Représentants, il doit maintenant faire l'objet d'une procédure de conciliation : une commission de conciliation (l'équivalent d'une commission mixte paritaire en France) doit se mettre d'accord sur un texte final, et celui-ci doit être approuvé en plénière par chaque assemblée.
En principe, il ne devrait pas y avoir de problème, les différences du texte portant sur des questions "accessoires", l'essentiel étant l'interdiction des corridas.
Mais cependant, on peut toujours craindre des manoeuvres obstructives et/ou dilatoires de la part des députés favorables à la corrida, ainsi que de nouvelles tentatives de rompre le quorum en quittant le débat avant le vote.
Et la procédure législative prendra fin le 20 juin prochain si elle n'est pas résolue d'ici là.
● Une fois le texte final adopté, il sera adressé à la présidence de la République pour validation et promulgation. Cette étape ne posera aucun problème, le président Gustavo Petro étant clairement opposé aux corridas. Lorsqu'il était maire de Bogota (de 2012 à 2015), il a pris des mesures pour que les corridas ne puissent pas avoir lieu dans les arènes de la capitale. Et lorsque la proposition d'interdiction a été adoptée à la Chambre des Représentants, il a posté sur son compte X : "Félicitation à ceux qui ont enfin réussi à ce que la mort ne soit pas un spectacle. Ceux qui s'amusent de la mort des animaux finiront par s'amuser de la mort des êtres humains."
Ce vote a aussi été salué par le ministère de la Culture, le ministère de l'Intérieur, ou encore la ministre de l'Environnement.
● Le petit monde colombien de la corrida a bien entendu annoncé qu'il allait saisir la Cour Constitutionnelle.
Celle-ci a depuis 2010 rendu un certain nombre d'arrêts en faveur du maintien de la corrida, soit en confirmant son exemption pénale en cas de tradition locale (comme en France), soit en statuant que les maires n'ont pas pouvoir à empêcher la tenue de corridas. Mais elle a toujours précisé que l'interdiction des corridas revenait au législateur. Donc en aucun cas la Cour constitutionnelle ne va remettre en cause une loi approuvée par le Congrès colombien.
Sinon où en est l'activité tauromachique en Colombie ?
En Colombie comme dans tous les pays du monde, l'intérêt pour les corridas va décroissant et l'opposition contre les corridas va croissant. Et des conseils municipaux suivent cette tendance en supprimant les corridas dans leur commune, même si la Cour constitutionnelle peut ensuite rappeler qu'il ne leur appartient pas de le faire.
Si on s'en tient aux 5 arènes les plus importantes, dites de "première catégorie" :
. La principale arène est la Monumental de Manizales, avec 6 spectacles tauromachiques durant la "Feria de Manizales" en janvier, et 2 durant la "Feria Toros y Ciudad" en octobre. C'est d'ailleurs sur cette ville que les pro-corridas ont mis l'accent pour illustrer la soi-disant importance économique des ferias.
. Puis vient l'arène Cañaveralejo de Cali, avec 4 à 6 spectacles durant la Feria de décembre.
. Dans l'arène Santamaría de Bogotá, il n'y a plus de corridas depuis juin 2021, grâce à des mesures adoptées par le conseil municipal sur proposition d'Andrea Padilla, à l'époque conseillère municipale et devenue sénatrice (cf plus haut). Elles avaient également disparu de 2013 à 2016 grâce à des mesures de Gustavo Petro, à l'époque maire de la capitale.
. Dans l'arène La Macarena de Medellín, il n'y a plus de corridas depuis 2019, le maire n'ayant pas renouvelé le contrat avec la société organisatrice. Des spectacles artistiques y sont organisés.
. Enfin, dans l'arène de Cartagena de Indias, il n'y a plus de corridas depuis 2018 , suite à une décision du maire. Elle avait déjà connu plusieurs années sans corridas de 2010 à 2013 en raison d'une détérioration de l'édifice. Actuellement l'arène est en cours de réaménagement afin d'accueillir des événements culturels et sportifs.
Comme le pointent les partisans de l'interdiction de la corrida, les arguments liés aux emplois et à l'activité économique sont peu convaincants. Non seulement il n'y a que quelques jours d'activité taurine par an, mais la reconversion d'arènes en lieux d'activités culturelles, artistiques, sportives ou éventuellement commerciales seront au contraire favorables à la population locale.
Quelques remarques sur les soutiens parlementaires de la corrida
● A l'échelle politique, les partis opposés à la proposition législative d'interdiction de la corrida sont les partis d'opposition au Pacte Historique. Le Pacte Historique, dont le candidat à la présidence Gustavo Petro l'a emporté en 2022, est une coalition de gauche, ses opposants sont les partis de droite Centre Democratique et Changement Radical. Dans les pays hispaniques, les partis sont d'autant plus pro-corridas qu'ils sont de droite et d'autant plus anti-corridas qu'ils sont de gauche. En France ce n'était pas le cas, jusqu'à ce que La France Insoumise prenne récemment ce tournant.
● A l'échelle individuelle, les sénateurs colombiens ne sont pas sujets au clientélisme local, comme ça peut être le cas en France. Tout simplement parce qu'ils ne sont pas élus par des élus locaux comme en France, mais tout au contraire ils sont élus au suffrage direct sur l'ensemble du territoire national.
En revanche, les députés sont élus par circonscriptions territoriales, lesquelles correspondent aux 32 départements de Colombie, plus le district de la capitale Bogota. Et quelle est la circonscription des deux députés qui ont voté contre l'interdiction des corridas ? C'est le département de Caldas, dont la capitale n'est autre que Manizales, la première place taurine de Colombie (cf plus haut) !
L'un de ces deux députés est Octavio Cardona, du Parti Libéral Colombien, le même parti que Juan Carlos Losada, adversaire acharné de la corrida (cf plus haut).
L'autre est Juana Carolina Londoño, du Parti Conservateur. Elle est semble-t-il un peu à court d'arguments, puisqu'elle a déclaré que "l'incohérence de nombreux parlementaires est évidente car ils n'autorisent pas la corrida, mais ils approuvent l'avortement".
Ceci renvoie à cet "éditorial" d'André Viard en juillet 2011 consacré à Simone Veil : "peut-on justifier l'avortement des humains et condamner la mort du toro ?" (il faut lire en totalité cet affligeant billet). Pour rappel, André Viard est le président-fondateur de l'association pompeusement intitulée Observatoire National des Cultures Taurines (ONCT), qui s'est accouplée à l'Union des Villes Taurines Françaises (UVTF) pour tenter de survivre.
Conclusion
La Colombie, premier pays hispanophone d'Amérique du Sud en termes démographiques avec 52 millions d'habitants, est sur le point d'abandonner les corridas, si la procédure législative franchit l'ultime étape d'adoption d'un texte commun à la Chambre des représentnts et au Sénat.
Ainsi le nombre de pays autorisant la tauromachie sanglante passera de 8 à 7.
● Ceci porte l'estocade à une argutie des aficionados :
« la corrida fait partie de notre identité, de notre culture, vous n'avez pas le droit d'y toucher ! »
Les courses de taureaux espagnoles ont été introduites en Colombie dès le XVIe siècle, à l'époque où elle s'appelait encore "Nouvelle-Grenade", elles ne sont pas apparues dans la seconde partie du XIXe siècle comme en France. A l'époque il ne s'agissait bien sûr pas de "corridas" au sens actuel, mais elles allaient suivre au fil du temps la même évolution qu'en Espagne.
● Et ceci porte l'estocade à une fréquente esquive des politiciens :
« il y a d'autres sujets plus importants à traiter ! ».
Car les sujets importants à traiter ne manquent pas en Colombie. Elle reste un des pays les plus inégalitaires en termes de revenus. Elle reste un pays marqué par la violence, malheureusement le plus marqué d'Amérique du Sud. Elle reste un pays où la corruption reste un sujet régulièrement évoqué ; d'ailleurs lors de la présidentielle de 2022, le candidat qui est parvenu au second tour avec Gustavo Petro, et qui a obtenu plus de 47 % des suffrages, avait fondé un parti s'intitulant LIGA, "Ligue des gouvernants anti-corruption".
Le fait que tant de citoyens et d'élus colombiens s'intéressent à l'abolition de la corrida montre qu'il s'agit d'une question importante.